Sortir du désordre actuel dans le financement de la protection sociale
- Lorenzo Lanteri
- 26 févr. 2021
- 11 min de lecture

Le financement de notre protection sociale connait des bouleversements aussi bien dans sa structure que dans son périmètre et la crise de la Covid-19 n’est pas venue arranger les choses. Il nous faut reconstruire un modèle de financement viable pour assurer la soutenabilité de notre modèle social.
On distingue traditionnellement deux périodes en matière de financement de la protection sociale. Une période qui va de 1945 à 1990 présentée souvent à posteriori comme l’âge d’or du modèle des « assurances sociales » et une autre qui s’étend de 1990 à aujourd’hui caractérisée par la fiscalisation croissante du financement de la Sécurité Sociale.
1945-1990 : l’âge d’or du modèle des assurances sociales
En 1945, il existe un consensus entre les grandes familles politiques (MRP, gaullistes, socialistes) de l’époque autour de ce que les contemporains ont appelé « l’idée socialiste ». Le projet d’une organisation réfléchie de la société avec la nécessité d'organiser rationnellement une société juste et solidaire avec une large place faite à la protection. Ce contexte politique donne naissance aux ordonnances de 1945 qui créent la « Sécurité sociale ».
La Sécurité sociale est un gage qui conditionne la liberté individuelle et la cohésion sociale. L’accent n’est pas mis que sur l’économie mais sur les questions sociales et politiques. Il faut construire un nouvel ordre social où les travailleurs sont partie prenante de l’organisation et d’une grande partie du financement par les cotisations sociales. Pierre Laroque, le père fondateur de la Sécurité Sociale ne voulait pas que le système de protection sociale soit financé par l’impôt, car alors les dépenses sociales seraient soumises à la contrainte budgétaire.
Les cotisations sont fortement soutenues par les partenaires sociaux, car elles justifient leur rôle au sein des organismes de protection sociale.
Le régime de protection sociale qui se construit à partir de 1945 est fondé sur l’affiliation professionnelle et organisé de manière paritaire avec la présence des organisations d’employeurs et des syndicats de salariés à la tête des organismes de Sécurité sociale. Le financement des risques est assez largement assuré par des cotisations assises sur les salaires et versées par les employeurs et les salariés. Ces cotisations participent de la théorie du « salaire différé », perçu sous forme de prestations en nature ou en espèces. Pour l’Assurance maladie, il s’agit d’assurer le revenu professionnel contre le risque de le perdre à cause de problèmes de santé (le revenu n’étant plus versé le temps de l’arrêt de l’activité). Pour l’assurance vieillesse, il s’agit d’assurer le revenu professionnel contre le risque âge à un moment où les travailleurs ne peuvent plus exercer leurs activités professionnelles, le versement du revenu s’interrompant alors définitivement. Il y a une forte corrélation entre niveau de cotisation et niveau de prestation avec la prédominance des indemnités journalières et des pensions.
Les assurances sociales maladie et vieillesse devaient « mutualiser » le risque entre ceux qui ne tomberaient pas malade et les autres, et entre ceux qui arriveraient à l’âge de la retraite et ceux qui mourraient prématurément.
Les branches famille et accidents du travail et maladies professionnelles sont financées uniquement par des cotisations patronales. Nous ne sommes pas dans une logique de « salaire différé » pour ces deux risques. Pour la famille, cela obéissait à une veille conception héritées du XIXème siècle où employeur privées et publics devaient garantir un « sur-salaire » au bénéfice des travailleurs chargés d’enfants pour encourager la natalité face à la dynamique de la démographie allemande. Pour les accidents et maladies professionnelles (AT-MP), le financement par une cotisation exclusivement patronale repose sur la responsabilité des employeurs vis-à-vis des risques suscités par leur activité.
Il faut cependant rappeler que ce mode de financement « pur » assuré exclusivement par les cotisations sociales n’a jamais réellement existé. Dès sa création en 1945, l’Etat est intervenue afin de garantir la « solidarité » et le caractère redistributif des assurances sociales. L’État prenait en charge la « redistribution sociale » grâce à l’impôt sur le revenu qui était très progressif à cette époque.
On observe une grande stabilité dans le financement de la protection sociale pendant cette période (1945 à 1990). Malgré l’intervention fiscale de l’Etat, le financement est essentiellement assuré par les cotisations sociales. On observe néanmoins, un déplafonnement progressif des cotisations sociales afin d’élargir l’assiette de ressources. Cette mesure d’ajustement répondait à des fins de justice sociale, d’emploi, et d’adaptation des recettes aux dépenses de la Sécurité sociale. À partir des années 1980, la plupart des cotisations sont ainsi prélevées sur l’intégralité des salaires pour chacun des risques sociaux.
1990-2018 : Universalisation et fiscalisation du financement de la protection sociale
Les années 1990 et 2000 voient s’opérer des modifications importantes de la structure du financement de la protection sociale : la part des cotisations sociales, toutes assiettes confondues, dans l’ensemble des ressources de la protection sociale passant de 80% en 1990 à 57% en 2018. Cette baisse de la part des cotisations sociales dans le financement de notre protection sociale s’explique à la fois par la compensation des allégements de cotisations sociales sur les bas salaires ainsi que par la création et la montée en puissance de la contribution sociale généralisée (CSG).
Les réformes entreprises au début des années 1990 ont un premier impact majeur sur le financement de la protection sociale. A la suite de l’universalisation des prestations et de la montée progressive du chômage, la branche famille va devenir, au début des années 1990, la première concernée par la réforme du financement de la sécurité sociale.
Cette réforme, dont l’objectif principal est de réduire le coût du travail, se caractérise par une diminution de la part des cotisations dans le financement de la sécurité sociale, s’appuyant sur une politique d’exonérations de cotisations patronales et un élargissement de l’assiette à travers le déplafonnement des cotisations et la création de la contribution sociale généralisée (CSG).
La CSG avait pour objectif d’élargir l’assiette de financement de la Sécurité sociale, au-delà des seuls revenus du travail sur lesquels sont assises les cotisations sociales. A la différence de ces dernières, la CSG touche en effet une très grande partie des revenus, et notamment ceux du patrimoine. La jurisprudence considère la CSG comme un impôt car elle frappe différentes catégories de revenu et n’ouvre pas automatiquement des prestations comme c’est le cas des cotisations sociales.
Devant l'Assemblée nationale, en novembre 1990, Michel Rocard défendait la mise en place de la CSG ainsi :
« Nous devons maîtriser l'évolution des dépenses sociales et nous devons en répartir justement – je dis bien "justement" – la charge entre tous. […] Les cotisations sociales touchent davantage les bas et moyens revenus en raison de leur plafonnement et de leur déductibilité fiscale. Elles reposent, pour l'essentiel, sur les salaires et pèsent ainsi sur le coût du travail, donc sur l'emploi… […] Mon gouvernement propose aujourd'hui l'élargissement à l'ensemble des revenus, capital compris, du financement de la sécurité sociale. […] A l'occasion de cette réforme, quatre salariés sur cinq à peu près verront leur prélèvement social légèrement allégé parce que mieux réparti. […] Après l'instauration de l'impôt sur le revenu, en 1914, après l'introduction de la TVA, en 1953, après la création de l'impôt sur la fortune en 1981, la contribution sociale généralisée marque une étape fondamentale de la réforme de notre système de prélèvement fiscal et social. »
Au cours des années 1990-2000, la CSG s’est substituée aux cotisations salariales. Aujourd’hui, elle représente 20% des recettes de la Sécurité Sociale. La CSG représente désormais le ¼ des ressources de la branche maladie et de la branche famille.
A partir des années 1990, la structure des ressources de financement de la Sécurité Sociale intensifie sa diversification sous l’effet des modalités de compensation des exonérations. Au cours de ces années, on voit apparaitre un « renversement épistémologique » - les cotisations sociales deviennent des charges sociales. Dans le but de redresser la compétitivité internationale des entreprises des politiques d’exonération des cotisations patronales sont instaurées. Coté salarié, les exonérations des cotisations salariales sont mises en places pour dynamiser l’emploi ou améliorer les revenus des bas salaires.
Le coût grandissant des exonérations pour la sécurité sociale a conduit à la mise en place dès 1994 d’une règle de compensation intégrale par le budget de l’Etat, codifiée à l’article L. 131-7 du code de la sécurité sociale. L’Etat doit combler au centimes prés le manque à gagner pour la Sécurité Sociale lorsqu’il mettait en place des politiques pour l’emploi qui passait le plus souvent par des exonérations de cotisations sociales.
Au cours des vingt-cinq dernières années, le financement de la Sécurité Sociale s’est profondément transformé avec la réduction progressive du poids des cotisations sociales, l’amplification des ressources de la CSG, la création de nouvelles contributions sociales et divers taxes et impôts qui lui ont été affectés.
Progressivement, de nouvelles sources de financement sont recherchées pour faire face à l’augmentation des dépenses. Diverses impositions sur la consommation, le chiffre d’affaires, les bénéfices des entreprises sont venus combler le besoin de financement grandissant des prestations. On distingue ainsi, les taxes dites « comportementales » visant des objectifs de santé publique : droits tabacs, droits sur les alcools et droits sur les boissons sucrées. On compte également des contributions dues par les entreprises : contribution sociale de solidarité sur les sociétés (C3S, créée en 1970), taxe sur les salaires et contributions dues par l’industrie pharmaceutique.
D’autres taxes n’ont aucun lien de près ou de loin avec la protection sociale. On peut relever ainsi, les prélèvements sur les jeux, les taxes sur les assurances et la taxe sur les véhicules de sociétés.
Cette fiscalisation croissante des ressources de la Sécurité Sociale a certes modifié la structure de financement de la Sécurité sociale mais elle est restée cohérente au regard des objectifs poursuivis.
Comme le note le Professeur Remi Pellet, « la réforme du mode de financement a été judicieuse parce que sélective ». En effet, le 23 juin 1983 le ministre Pierre Bérégovoy exposa le principe qu’il entendait appliquer pour réformer la protection sociale
« On ne peut demander à un système construit sur un principe d’assurance de contribuer de manière croissante au financement des prestations de solidarité. Une telle politique porte atteinte aux fondements de la Sécurité sociale. Nous avons donc besoin d’y voir clair en distinguant l’idée d’assurance de celle de solidarité. Chaque fois qu’il s’agit de garantir un revenu lié à l’exercice d’une activité professionnelle, l’assurance s’impose et, avec elle, le système de cotisations sociales : vieillesse, maladie, invalidité, chômage. Au contraire, lorsqu’on veut garantir un minimum social à l’ensemble de la population, la solidarité nationale s’impose et la fiscalité doit être envisagée ».
La fiscalité est venue financer la partie solidaire et redistributive de nos différentes branches de Sécurité sociale.
De 2018 à la crise de la Covid : une confusion grandissante dans le financement de la protection sociale
En revanche à partir de 2018, on note un bouleversement de la structure de financement de notre protection sociale marqué par une illisibilité croissante et un grand manque de cohérence.
En 2019, la transformation du Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en allégement de cotisation patronale sur les bas salaires a conduit à une affectation à la Sécurité sociale de 26% du produit de la TVA pour compenser ce nouveau manque à gagner pour la Sécurité sociale. En représentant plus de 14% de ses ressources, la TVA devient donc une recette primordiale pour la Sécurité sociale. La population française ignore sans doute qu’elle finance la Sécurité Sociale lorsqu’elle consomme.
Comment un prélèvement assis sur la consommation des ménages peut-il désormais financer la Sécurité sociale sans que cela n’est fait l’objet d’un débat public ?
En outre, les multiples exonérations de cotisations sociales n’ont pas créé d’emploi et ne se sont pas traduites par des augmentations de salaire. Pourtant, les salariés en tant que citoyens et consommateurs payent des impôts affectés à la Sécurité Sociale pour compenser ces réductions de cotisations patronales. A combien s’élèvent toutes ces sommes transférés des employeurs aux individus par le bais de la CSG, des taxes fiscales et de la TVA ?
Par ailleurs, le gouvernement a décidé que, désormais, les nouvelles pertes de recettes ne donneront plus lieu par principe à une compensation systématique : que ce soient les exonérations sur les heures supplémentaires (600 M€), les exonération/suppression du forfait social (600 M€), l’exonération de CSG-CRDS pour les personnes affiliées dans un autre État membre (200 M€), etc. En vertu des nouvelles règles, ces pertes de recettes ne font plus l’objet d’une compensation et pèsent donc sur le financement des régimes de Sécurité sociale. Mises bout à bout, elles se traduisent par une diminution des recettes de 2,4 Md€. Auquel il faut ajouter les impacts des dispositions de la loi sur les Mesures d’urgences économiques et sociales (MUES) en réponse à la crise des « gilets jaunes ».
Comme le note le Haut Conseil pour le financement de la protection Sociale « ces récentes décisions constituent un précédent, sans que n’apparaisse clairement la philosophie qui présidera demain à la détermination du choix de compenser ou non une perte de recette nouvelle ». Le Haut-Conseil regrette qu’il « n’y ait donc désormais plus de règle claire pour l’avenir, en contradiction avec un pilotage de l’équilibre financier du système. »
La sanctuarisation des recettes de la sécurité sociale s’en est trouvée affectée. En outre, on peut déplorer que cette compensation, lorsqu’elle s’opère aujourd’hui, soit mise en œuvre par l’affectation d’une fraction de TVA sans correspondance avec la réalité de la perte de recettes.
La confusion grandit entre le budget de l’État et celui de la protection sociale. Ceci est d’autant plus important à un moment où la dette Sociale dû à la crise sanitaire augmente de manière importante. D’ailleurs l’Etat a transféré la dette des hôpitaux dont il avait la charge à la Caisse d’amortissement de la dette Sociale (CADES) brouillant encore plus les frontières entre le budget de l’Etat et celui de la Sécurité Sociale.
Réintroduire de la clarté dans le financement de la Sécurité sociale
Pour comprendre le désordre actuel, il suffit de revenir à ce que l’on attend du financement de la Sécurité sociale. Une ressource optimale pour la Sécurité sociale s’articule autour quatre grands principes :
1. La neutralité économique par rapport à l’emploi,
2. Un rendement élevé et une faible volatilité de la ressource (si les ressources ne sont pas garanties il y a déficit)
3. La fiabilité et la simplicité du recouvrement,
4. Une affectation claire de la cotisation sociale
Force est de constater que les récentes évolutions du financement de notre protection Sociale ne respectent aucun de ces quatre principes.
La neutralité par rapport à l’emploi avait été recherchée via le déplafonnement des cotisations sociales dans les années 80 et par des exonérations des cotisations sociales systématiquement compensées par l’Etat (loi Veil de 1994). Or depuis peu, les exonérations de cotisations sociales ne sont plus compensées. En 2019, où 4 milliards d’euros n’ont pas été compensées, on s’est affranchie du principe posé par le Loi Veil de 1994. Les ressources affectées à la Sécurité sociale se sont muées en outil de lutte contre le chômage.
Le rendement élevé doit reposer sur une assiette la plus large possible. Dans les années 1990, le choix de la CSG a été judicieux pour pérenniser notre modèle social car cette ressource touchait tous les types de revenus. Cependant, on observe depuis peu, l’arrivée croissante de nouvelles ressources fiscales extrêmement volatiles comme les taxes sur le tabac qui alimente le fonds pour la démocratie sanitaire ou la part croissante de la TVA dans le financement de notre protection sociale.
La simplicité et la lisibilité sont mis à mal. Depuis, les années 2000, il n’y a plus de logique sur les affectations entre les branches. Des objectifs a valeurs constitutionnelles tels que l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi ne sont plus respectés. Aujourd’hui, rare sont ceux qui peuvent déchiffrer les tableaux présentés en annexe des rapports de la Commission des comptes de la Sécurité Sociale.
L’affectation claire est un principe essentiel mais il est écorné par l'absence de distinction claire entre le budget de la Sécurité sociale et celui de l’Etat. Les impôts passent d’une branche à une autre et d’un fonds à un autre. La CSG alimente désormais les branches maladie, retraite, famille mais aussi la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) et la Caisse national de Solidarité pour l’Autonomie. Par ailleurs, les transferts entre l’Etat et les régimes de protection sociales (Unedic et retraites complémentaires) créent un flou grandissant dans le financement de la sécurité Sociale.
Le désordre dans le financement de la protection sociale n’obéit pas à de sombres desseins mais il risque de conduire à une transformation insidieuse de notre système de Sécurité Sociale.
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