Le projet de « Grande Sécu » ne doit pas éclipser les autres évolutions possibles
- Lorenzo Lanteri
- 4 janv. 2022
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 janv. 2022
Depuis plus d’un mois, les travaux du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM) sur l’articulation entre l’Assurance maladie et les complémentaires se cristallisent sur la question de la « Grande Sécu ». La bataille faire rage entre les tenants d’une extension du champ d’intervention de la Sécurité sociale et les défenseurs des complémentaires. Il existe pourtant des scénarios intermédiaires.
« Haro sur la Grande Sécu », « fin de match pour les complémentaires », c’est bien la première fois qu’un projet de rapport du HCAAM déchaine autant les passions. Il faut dire que le télescopage avec l’agenda politique des élections présidentielles – les équipes d'Emmanuel Macron planchent sur la question de la Grande Sécu – n’a pas apporté de sérénité dans ce débat essentiel sur l’avenir de notre système de santé. Les commentateurs, économistes comme experts de la protection sociale, oublient souvent de préciser que le projet de Grande Sécu n’est qu’un scénario parmi d’autres.
Avant de découvrir les différents scénarios pour mieux articuler les rôles de la Sécurité sociale avec les complémentaires, faisons l’état des lieux du système actuel.
Le système actuel
La France se caractérise par une place importante de l’assurance complémentaire, non seulement en part de population couverte, mais aussi en part de financement des dépenses. Cette couverture complémentaire pour les frais de santé est assurée par trois types d’acteurs aux logiques fort différentes.
Les mutuelles, gérées par leurs adhérents et à but non lucratif, sont régies par le principe de non-sélection et de non-discrimination. Elles sont spécialisées sur des couvertures complétant celles de la sécurité sociale.
Les institutions de prévoyance, organisées au niveau de la branche ou de l’entreprise, sont, elles aussi à but non lucratif et sont gérées par les représentants des employeurs et des salariés. Elles respectent les mêmes principes que les mutuelles.
Les sociétés d’assurance sont des organismes complémentaires à but lucratif qui peuvent proposer tout type d’assurances.
La France a fait le choix d’une intrication complète des couvertures publiques et privé. En effet, Sécurité sociale et complémentaires santé couvrent « les mêmes soins, prodigués par les mêmes professionnels et les mêmes établissements pour les mêmes populations »[1]. Mutuelles, instituts de prévoyance et assurances privées jouent un rôle complémentaire, en remboursant des sommes qui restent à la charge des patients après intervention de la Sécurité sociale.
Il faut ensuite rappeler que le modèle actuel à « double étage » trouve une de ses raisons d’être dans un désengagement croissant de l’Assurance maladie sur certains postes de dépense (notamment en optique, dentaire et audioprothèse). Partant de ce constat, il faut cependant reconnaître les avantages de cette organisation :
Ce modèle hybride permet en effet aux français de bénéficier d’un reste à charge parmi les plus faibles d’Europe.
A la suite de plusieurs réformes conduites ces dernières années ayant pour objectif de généraliser la couverture complémentaire, 95% de la population est aujourd’hui couverte par une complémentaire santé
Le modèle actuel a cependant des défauts qu’il nous est impossible d’occulter.
Tout d’abord, ce système de co-paiement pour un même soin est un frein à la régulation, aussi bien des tarifs que des pratiques des professionnels de santé. Ni les complémentaires ni l’Assurance maladie obligatoire ne sont véritablement en mesure de lutter contre les dépassements d’honoraires ou d’encourager des prises en charge coordonnées pour les patients.
Ensuite, l’existence de complémentaires santé permet à l’Assurance maladie de continuer à se désengager silencieusement de certaines dépenses. Dans un objectif de maitrise des dépenses de santé, l’Assurance maladie a laissé les complémentaires prendre en charge certains postes de soins. C’est notamment le cas pour les médicaments à faible service médical rendu, les frais d’optique, les dépenses pour le dentaire et les audioprothèses.
Il faut tout de même noter une reconquête de l’Assurance maladie sous l’effet de la réforme du 100% Santé et de la crise sanitaire, avec la prise en charge intégrale de la vaccination contre le Covid 19 et des tests de dépistage.
Par ailleurs, les complémentaires pratiquent une forme indirecte de tarification à l’âge qui pèse sur le pouvoir d’achat des retraités. Une fois sortis de la couverture collective des salariés, les retraités payent très cher leurs complémentaires santé, et leurs cotisations augmentent chaque année.
Si les reste à charge des ménages pour les frais de santé sont en moyenne très bas (6,5% de la consommation totale de soins), ce niveau cache de fortes disparités, certains assurés connaissant des restes à charge très importants après hospitalisation. La double couverture de l’assurance maladie obligatoire et des complémentaires ne permet pas aux assurés d’avoir une visibilité sur le niveau de prise en charge auquel ils ont le droit.
Enfin, le modèle actuel peut être jugé inéquitable. Car si les salariés du privé bénéficient d’une bonne couverture santé collective, financée à 50% par l’employeur, ce n’est pas le cas des fonctionnaires ni des indépendants – et encore moins des chômeurs. Au sein même des salariés du privé, il existe des différences de traitement selon le type de contrat. Il existe même des dispenses d’adhésion à la couverture collective pour les salariés aux contrats courts (CDD, intérimaires).
Par cet état des lieux, on voit bien que le modèle n’est pas parfait. La très forte intrication des remboursements de l’Assurance maladie obligatoire et des complémentaires n’est pas toujours lisible pour les patients et les professionnels de santé. Cette situation a conduit le HCAAM à proposer quatre scénarios d’évolution du modèle actuel. Trois d’entre eux constituent une véritable rupture.
Réformer en restant dans le statut quo
Le premier scenario consiste à maintenir le statu quo en y apportant néanmoins des aménagements substantiels pour les retraités et les contrats courts. Très concrètement, dans ce scénario on ne fait pas évoluer la répartition actuelle de qui rembourse quoi.
Concernant les retraités, le HCAAM propose que les complémentaires offrent des « contrats » avantageux » lorsque ces derniers sortent de la prévoyance collective de leurs entreprises. En outre, le HCAAM propose de basculer les retraités les plus modestes dans le dispositif public de « Complémentaire santé solidaire » (C2S) en modifiant le seuil d’éligibilité en fonction de l’âge.
Enfin, le HCAAM propose de limiter les dispenses d’adhésion à la couverture des contrats courts en envisageant une participation patronale supplémentaire pour couvrir ces formes atypiques d’emploi.
La Grande Sécu
Le deuxième scénario est celui de « la Grande Sécu », et il a clairement les préférences du Ministre des Solidarités et de la Santé. Dans ce scénario, l’Assurance maladie étend considérablement ses remboursements en absorbant la partie gérée par les complémentaire santé. Certains parlent d’étatisation de fait.
Les complémentaires santé deviendraient facultatives, uniquement destinées à couvrir les besoins spécifiques de certains patients. Elles seraient cantonnées au remboursement, par exemple, de l’ostéopathie, de consultations de nutritionnistes ou encore de certaines psychothérapies. Les contrats collectifs disparaissent et c’est le retour à des contrats individuels chers et déréglementés.
Le HCAAM affirme que l’on renforcerait le principe « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Si cela peut apparaitre théoriquement vrai, on en est loin dans sa mise en œuvre pratique.
Dans ce scénario, la sécurité sociale reprend le ticket modérateur et le panier de soins dit « utiles » celui de la réforme du 100% santé pour l’audioprothèse, le dentaire et l’optique.
Une étrangeté dans ce scénario cependant : bien qu’il n’y soit plus prévu qu’un seul régulateur ayant une force de frappe considérable, on laisserait la liberté tarifaire telle qu’elle existe actuellement et les praticiens pourraient pratiquer des dépassements d’honoraires. Ces derniers ne seraient pas pris en charge par la Grande Sécu ; c’est d’autant plus problématique que dans ce scénario tout le monde n’aura pas accès à une complémentaire santé du fait de son caractère facultatif. En d’autres termes, en cherchant à rectifier « les inégalités par le bas », on prend le risque d’en amplifier les effets « par le haut ».
Cette extension des remboursements de la Sécurité sociale est chiffrée à 22 milliards d’euros. La cotisation salariale et la cotisation patronale pour les couvertures collectives disparaîtraient, tandis que les prélèvements obligatoires sur la Contribution Sociale Généralisée (CSG) ou la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) connaîtraient une hausse.
Bien que séduisante sur le papier, l’intégration complète des complémentaires dans le régime de base (scénario 2 dit de « Grande Sécu ») peut poser problème dans son application pratique. Compte tenu de la dynamique du panier de soins, il y a un risque que les innovations de demain ou les nouvelles prises en charge n’entrent pas dans le panier de soins solidaires publics. Comment distinguer en effet les soins utiles des soins inutiles ? Comment distinguer ce qui relève du confort ou de l’esthétique dans les équipements dentaires ou d’audioprothèse ? En outre, cette réforme a un coût social important en matière d’emploi. On estime en effet sur près de 100 000 personnes travaillent dans le secteur des complémentaires santé.
La transformation de la complémentaire en Service économique d’intérêt général
Le troisième scénario est celui de la généralisation d’une complémentaire obligatoire universelle et mutualisée. Tous les résidents français seraient ainsi obligés de s’assurer auprès d’une complémentaire santé. Aucun organisme ne pourrait refuser d’assurer quelqu’un. Cela conduirait naturellement à fortement réglementer le secteur pour assurer la mutualisation. Dans ce modèle les complémentaires voient leurs primes, leurs garanties et même leurs services fixés de manière réglementaire.
Cette réforme implique la reconnaissance de la complémentaire santé comme service d’intérêt économique général (SIEG), ce qui constitue une nouvelle conception de ce qu’est la complémentaire santé : celle-ci demeurerait une activité marchande, mais les opérateurs interviendraient désormais dans le cadre d’une mission qui leur serait confiée par l’Etat.
Ce scénario, bien qu’il renforce l’univers contraignant de la réglementation des complémentaires santé, permettrait d’achever la généralisation d’une couverture santé complémentaire universelle à même de couvrir toutes les nouvelles formes d’emploi : travailleurs de plateforme, contrats saisonniers ou intérimaires. Cette transformation de la complémentaire en Service économique d’intérêt général implique de mettre en place des mécanismes de péréquation entre bons risques et mauvais risques ; cela pourrait se matérialiser par un système de compensation des risques. Le modèle qui pourrait être retenu est celui des subventions croisées entre assureurs : celui qui couvre une population plus jeune ou en meilleure santé que la moyenne doit « subventionner » celui qui assure une population plus âgée au risque plus élevé
La transformation des complémentaires santé en assurance supplémentaire
Dans ce scénario 4, la Sécu et les complémentaires assureraient deux paniers de soins différents.
L’Assurance maladie obligatoire assurerait entièrement les soins pour lesquels elle est déjà majoritaire (consultations en médecine de ville chez le généraliste et hospitalisations). Elle prendrait en charge à 100% uniquement les médicaments à fort service médical rendu.
De leur côté, les complémentaires assureraient les paniers de soins pour lesquels elles occupent déjà une place prépondérante, à savoir le dentaire, l’optique, les audioprothèses et les médicaments à faible service médical rendu. Elles auraient aussi à la charge les consultations chez le spécialiste et les dépassements d’honoraires.
L’univers de la complémentaire santé serait délesté des contraintes réglementaires actuelles. Les organismes complémentaires seraient libres de fixer les garanties et le prix des couvertures.
S’il offre l’avantage de la clarification, ce modèle présente des risques en matière de santé publique car il laisserait des pans entiers de notre système de soins tels que le dentaire, l’optique ou les audioprothèses à la charge des individus, qui devront choisir entre s’assurer ou de directement payer les services de soin. Les patients seraient confrontés à des dépenses très élevées, y compris par exemple pour des soins de base comme l’extraction d’une dent. Ce modèle existe au Canada, où il entraîne de grandes difficultés d’accès aux soins.
Au-delà des modèles, la finalité pour les assurés
Que l’on soit d’accord ou non, ces scénarios existent et sont sur la table. L’ampleur des transformations et les attentes de la population demandent plus que des ajustements à la marge du modèle actuel. Il convient de ne pas figer la réflexion sur un enjeu « architectural », mais de veiller à ce que la refonte de l’articulation entre Assurance maladie obligatoire et complémentaires santé soit en mesure de relever les quatre défis suivants :
- La lutte contre les inégalités d’accès aux soins générées par des questions de solvabilisation d’un certain nombre de personnes
- La lisibilité et la simplification des démarches pour l’assuré
- Le développement de la prévention, parent pauvre de notre système actuel
- La territorialisation des politiques de santé, où mutuelles et instituts de prévoyance peuvent constituer de puissants relais pour la décentralisation des politiques de santé.
Les pistes de réforme existent ! Il faudra évaluer pour chacune d'elles les leviers d'efficience qu'elles présentent mais également les obstacles qui se dressent à leur établissement. La finalité étant de ne pas rajouter de la complexité à la complexité et d'offrir de la visibilité aux assurés tout en garantissant l’accès aux soins de tous et à tout moment !
[1] L’articulation entre assurance maladie obligatoire et complémentaire, une spécificité française ? Valérie Paris, Dominique Polton dans Regards 2016/1 (N° 49), pages 69 à 79
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