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Dépassements d’honoraires : quand l’exception devient la règle

  • Photo du rédacteur: Lorenzo Lanteri
    Lorenzo Lanteri
  • 3 oct.
  • 5 min de lecture


Les dépassements d’honoraires, longtemps présentés comme une pratique marginale, sont devenus un phénomène massif qui pèse lourdement sur l’accès aux soins. Le dernier rapport du HCAAM, publié le 2 octobre dernier, dresse un constat sans appel : ce qui devait rester l’exception est désormais la règle, fragilisant le principe même de solidarité de notre système de santé.


Un rapport maintenant ? Et pourquoi ?

Il est essentiel d’abord d’expliquer la genèse de ce rapport. Trop longtemps, aucun travail n’avait osé s’attaquer frontalement à cette question. D’abord parce que l’on considérait que le phénomène restait marginal. Après tout, que représentent 4,3 milliards d’euros de dépassements en 2023 sur 325 milliards d’euros de dépenses de santé ? Ensuite, il existait une forme de tabou. Dans les rapports officiels ou lors des négociations avec les syndicats représentatifs des libéraux, mieux valait éviter de froisser en abordant trop directement le sujet. Enfin, un problème de données persistait. L’Assurance maladie s’intéressait avant tout à ce qu’elle remboursait, sans forcément exploiter les informations sur les compléments d’honoraires. Un véritable travail d’investigation a donc été mené grâce aux services statistiques de la Caisse Nationale d'Assurance maladie (CNAM).

Pendant des années, la question des dépassements a traversé tous les scénarios de réforme du HCAAM sans jamais être traitée en profondeur. Les différents travaux du Haut Conseil, qu’il s’agisse de l’organisation de la médecine spécialisée ou de l’articulation entre Assurance Maladie obligatoire et complémentaires, repoussaient le moment d’y faire face. Mais cette « Arlésienne » ne pouvait plus être renvoyée aux calendes grecques et le Haut-Conseil s'est emparé pleinement dés 2022.

C’est pourquoi ce rapport était très attendu. Attention cependant : ce n’est pas un aboutissement, mais une première étape. Les travaux se poursuivront par une réflexion sur les pistes de réformes envisageables. Nous attendons désormais des propositions institutionnelles fortes pour juguler le problème.

Le secteur 2 : de l’exception à la norme

Pour comprendre la dérive actuelle, il faut revenir aux origines et c'est "ce flashback historique" qui est merveilleusement bien décrit dans le rapport.

En 1980, le secteur 2 est créé pour permettre à certains médecins de pratiquer des honoraires libres, en échange d’un renoncement à certains avantages sociaux. L’idée était que cela resterait une option minoritaire. Mais face « aux succès 2 », les pouvoirs publics restreignent son accès afin de freiner l’exode massif de médecins vers ce secteur plus lucratif.

Un peu plus tard, dans le courant des années 2000, les conditions d’éligibilité s’assouplissent et la dynamique change. L’attrait du secteur 2 s’accroît, renforcé par l’OPTAM et l’OPTAM-CO.

Résultat, aujourd’hui, plus de la moitié des spécialistes exercent en secteur 2. Dans certaines disciplines, les chiffres sont vertigineux : 85 % en chirurgie, près de 90 % chez les jeunes gynécologues-obstétriciens. Il faut comprendre que ce basculement historique est lourd de conséquences : le secteur 1, censé être la règle, devient marginal, tandis que les jeunes praticiens privilégient la liberté tarifaire.

Des dépassements qui repartent à la hausse

Au-delà de leur diffusion massive, les dépassements augmentent fortement. Le rapport révèle que le taux moyen de dépassement atteint 48 % en 2023, avec de fortes disparités : environ 20 % pour les cardiologues, mais près de 80 % pour les gynécologues et les stomatologues.

Dés son introduction le rapport précise "qu'au cours des cinq dernières années, la dynamique s’est nettement accélérée. Le montant total des dépassements d’honoraires atteint 4,3 milliards d’euros pour les seuls spécialistes en 2024 (4,5 milliards au total en incluant les généralistes). Depuis 2019, leur progression annuelle moyenne est de +5 % en valeur réelle, alors qu’elle n’était que de +2,7 % par an entre 2010 et 2019".

En outre, le rapport couple ces données avec une analyse territoriale et on s’aperçoit que la géographie accentue ces écarts. Ainsi, dans les grandes métropoles, plus les zones sont solvables, plus les dépassements flambent. Dans les territoires défavorisés, les dépassements semblent moins fréquents… mais uniquement parce que les spécialistes y sont peu nombreux.

Les assurés en première ligne
Le rapport a également l’originalité d’étudier les effets concrets de cette dérive tarifaire sur les assurés et leurs parcours de soins. Plus de 60 % des dépassements restent à leur charge, même après l’intervention des complémentaires. Les travaux de l’IRDES cités par le rapport montrent que ces dépassements s’accumulent tout au long du parcours de soins. Pour une prothèse de hanche, par exemple, 10 % des patients supportent plus de 1 000 € de dépassements cumulés. Ces restes à charge, imprévisibles et parfois insupportables, conduisent à des reports ou renoncements de soins essentiels.

Les inégalités sociales et territoriales se creusent : dans les zones rurales ou défavorisées, l’accès à un spécialiste pratiquant à tarif opposable est rare ; dans les grandes villes, l’offre existe mais reste inaccessible aux plus précaires.

Si rien n’est fait la fracture sanitaire va se creuser inexorablement : ceux qui ont les moyens accèdent aux soins spécialisés, les autres attendent, renoncent ou s’endettent. Pourtant des mécanismes de régulation ont été imaginés pour réguler cette dérive.

Des outils de régulation qui ne régulent plus grand-chose
Le rapport consacre un passage au fameux principe de « tact et mesure », inscrit dans le code de déontologie médicale. En théorie, il revient au médecin d’adapter ses honoraires à la situation financière de son patient. En pratique, ce système qualifié de "paternaliste" repose sur la subjectivité du praticien. Résultat : seuls 6 % des médecins réduisent effectivement leurs honoraires pour les patients les plus modestes.

Ce principe arbitraire ne pouvant pas être un pilier de régulation, les pouvoirs publics ont cherché à le compléter avec d’autres outils conventionnels :

L’année 2012 voit la création du Contrat d’accès aux soins (CAS), remplacé ensuite par l’OPTAM et l’OPTAM-CO (2016) pour les chirurgiens et obstétriciens. Le principe est le suivant : un médecin de secteur 2 adhérant à l’OPTAM s’engage à pratiquer une proportion significative d’actes aux tarifs opposables. En contrepartie, il bénéficie d’avantages financiers (cotisations sociales allégées, revalorisation d’actes, meilleur remboursement pour ses patients).

Sur le papier, le dispositif devait être "gagnant-gagnant". Mais la réalité est bien différente :

Plus de la moitié des médecins de secteur 2 adhèrent à l’OPTAM, mais la part d’actes aux tarifs opposables recule depuis 2020. Pour les patients, l’OPTAM est illisible : il fonctionne sur des moyennes, sans garantie sur le prix final payé. Ainsi, les médecins conservent une liberté quasi totale dans leurs dépassements, multipliant les tarifs pour un même acte et les assurés n'y comprennent rien.

Il faut ajouter que les sanctions en cas de non-respect sont rarissimes, vidant le contrat de toute crédibilité. Enfin, le rapport souligne un déséquilibre flagrant : en 2019, le dispositif coûtait 335 millions d’euros à l’Assurance maladie, pour seulement 288 millions d’euros d’économies réalisées sur les dépassements. Autrement dit, 5 € d’argent public pour 1 € de dépassement évité.

On peut donc légitiment s’interroger sur ce mécanisme qui loin de réduire les inégalités, transfère une partie du coût des dépassements des patients vers la solidarité nationale.

 

Un tournant décisif?
On peut se féliciter de la richesse inédite de ce rapport. Mais l’heure n’est plus seulement au constat : elle est à l’action et c'est pour cela que le chapitre 2 du rapport doit paraitre rapidement. Les dépassements d’honoraires alimentent déjà un sentiment légitime d’injustice et minent la confiance dans notre système solidaire. Les plus vulnérables — jeunes, chômeurs, retraités, personnes sans complémentaire solide — en sont les premières victimes.

Il faut désormais avoir le courage politique de mettre en place des mesures visant à limiter strictement l’accès au secteur 2, par exemple en le conditionnant à une ancienneté minimale en secteur 1.

Il convient également de généraliser des forfaits pour pallier aux inadéquations tarifaires avec à la clés de plus de lisibilité et de justice tarifaire pour les assurés. En attendant, il serait souhaitable de rendre l’OPTAM plus contraignant en l'accompagnant de sanctions réelles en cas de non-respect.

Ce rapport est une occasion unique de reprendre la main ce phénomène qui fragilise notre système de santé.
 
 
 

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