L'Union européenne doit devenir un acteur majeur de la santé
- Lorenzo Lanteri
- 26 mai 2020
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 févr. 2021
L’épidémie en cours pose la question de savoir quelle est la mission de l’Union sur le plan sanitaire. Cette crise est l’occasion de relancer la construction européenne et de faire face à la récession qui nous attend par l'élaboration d’une Union européenne de la santé.
Les affaires sanitaires relèvent des compétences nationales des Etats membres : il n’y a donc pas de politique de santé européenne. Cela ne devrait pas empêcher, théoriquement, une coordination des politiques nationales au niveau européen, mais l’ampleur de la pandémie et la rapidité de sa progression ont provoqué pratiquement partout au sein des Etats de l’Union des réflexes de chacun-pour-soi qui sont à l’exact opposé de l’esprit du projet européen. L’épidémie en cours pose la question de savoir quelle est la mission de l’Union européenne sur le plan sanitaire.
Dès les débuts du développement de l’épidémie sur le territoire européen, une question a émergé : que fait – et que peut faire – l’Union européenne face à cette crise? Souvent critiquée pour son manque d'initiative, l’Union européenne jouit en réalité d’une marge de manœuvre restreinte dans le domaine des politiques de santé
Le problème est que l’Union européenne est largement dépourvue de moyens d’action, la santé n’étant pour l’essentiel qu’une «compétence d’appui» des Etats. Autrement dit, elle ne peut agir que si ses membres le lui demandent, ce qu’ils n’ont pas fait jusque-là, et seulement pour les aider. Même en cas d’épidémie transfrontalière, elle ne peut pas décider seule de mesures de protection.
Les prérogatives de l’Union européenne en matière de politique de santé
Comme l’indique l’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la santé est une compétence communautaire d’appui : l'UE "encourage la coopération" et "complète les politiques nationales", sans s'y substituer.
Cela signifie que les Etats membres ont une compétence pleine sur leur politique de santé. L’UE peut néanmoins produire des actes juridiquement contraignants en la matière, à condition qu'ils n'impliquent aucune harmonisation législative ou réglementaire des législations nationales.
Face à une situation comme la pandémie de Covid-19, l'Union peut également favoriser une meilleure coordination des politiques, tout particulièrement dans les zones transfrontalières. Elle peut se charger également d'informer et d'éduquer sur les problématiques de santé, de lutter contre les menaces sanitaires transfrontalières et de favoriser la recherche pour endiguer la maladie.
C’est dans ce cadre que le 10 mars dernier, la Commission européenne a levé 140 millions d’euros de fonds publics et privés pour trouver un vaccin contre le COVID 19.
N’ayant pas de réellement compétences sanitaires, les institutions de l’Union européenne se sont concentrées en premier lieu sur la coordination et la mise en commun des moyens nationaux. On l’a notamment constaté avec le lancement d’une procédure de passation conjointe de marchés publics pour l’approvisionnement en matériel médical, ou la mise en place progressive d’«axes verts » afin d’assurer le passage aux frontières des marchandises essentielles.
Un axe relatif à l’approvisionnement en matériel médical avec, entres autres mesures, le lancement de la procédure de passation conjointe de marchés pour assurer l’approvisionnement en matériel médical.
Sur le plan strictement sanitaire, l’Union européenne a donc un rôle de coordination. Elle s’assure ainsi que les décisions prises au niveau national par chacun de ses Etats membres n'aient pas de conséquences néfastes pour leurs voisins.
C’est dans cette perspective que le 28 janvier dernier, la présidence croate a déjà appelé les Etats membres "à la solidarité", par l’activation du dispositif intégré pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise (IPCR). L’objectif de l’IPCR est de permettre un meilleur partage de l'information entre les gouvernements.
En pratique, le système de partage d'informations s’est révélé quasi inopérant puisque lors des conseils européens du mois mars, les ministres européens de la Santé se demandaient encore quelles mesures leurs collègues allaient prendre dans les jours à venir.
Les institutions européennes disposent également de plusieurs outils. Le premier de ces outils est le mécanisme contre les menaces transfrontières graves pour la santé dans l’UE, mis en place en 2013 après l’épidémie de H1N1 de 2009.
Le mécanisme contre les menaces transfrontalières graves pour la santé est le fruit d’une initiative de la présidence française de 2008 qui a fait son chemin dans les instances avant de se traduire par la décision par la décision n° 1082/2013/UE. Cette décision permet à l’UE de :
planifier la préparation et de la réaction, en mettant l’accent sur une coordination à l’échelle de l’UE afin de renforcer les différentes mesures nationales;
permettre la passation conjointe de marché pour permettre aux pays de constituer des stocks de vaccins et de médicaments;
mettre en place des outils de surveillance épidémiologique et la veille ad hoc;
instaurer un système d’alerte rapide pour la notification, au niveau de l’UE, des alertes liées aux menaces transfrontières graves sur la santé, le «système d’alerte précoce et de réaction» (SAPR);
reconnaître l'existence d'une « situation d'urgence sanitaire » européenne pour accélérer la mise à disposition de médicaments. Cela devrait permettre à la Commission d'intervenir si nécessaire, avant que l'OMS ne le fasse au niveau planétaire, ce que la législation actuelle n'autorise pas
instituer un comité de sécurité sanitaire, composé de représentants nationaux, en vue de l’échange d’informations, de la coordination de la planification de la préparation et de la réaction aux crises, et de la communication avec le public et les professionnels de la santé.
En complément du mécanisme contre les menaces transfrontières graves pour la santé existe un autre instrument: le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. Depuis 2005, cette agence de l’UE a pour objectif de renforcer les défenses de l’Europe contre les maladies infectieuses. Ce Centre a pour mission de déceler et d’évaluer les menaces actuelles et émergentes que des maladies transmissibles représentent pour la santé.
Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies évalue les risques sanitaires à la manière d’une OMS européenne. Il a ainsi consolidé les données épidémiologiques européennes. Il permet ainsi de mieux évaluer les risques, tant en termes de propagation du virus d’un individu à l’autre, qu’en termes de conséquences sur les systèmes de santé nationaux. Cependant, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) n’a ni les pouvoirs ni les moyens du CDC, son homologue américain (pouvoir de conduire des recherches, d’accéder à des données secrètes, pouvoir d’alerte des autorités publiques).
Dès le début de la crise, Ursula Von der Leyen avait doté le Centre européen de prévention d’un comité scientifique supplémentaire. Ce dernier a rendu un rapport le 25 mars dernier où il estimait que le risque de saturation des systèmes de santé en Europe est élevé, particulièrement en ce qui concerne les lits dans les unités de soins intensifs ou de réanimation. Ils pourraient venir à manquer d'ici la mi-avril dans la totalité des pays européens si des mesures ne sont pas prises pour accroître les capacités des services médicaux et ralentir la propagation de la maladie.
Par ailleurs, l'évaluation du risque en Europe pour les personnes âgées et/ou souffrant de maladies chroniques passe d'"élevé" à "très élevé". Pour le reste de la population, l'agence européenne maintient son évaluation d'un risque "modéré".
Bien qu’elle dispose de prérogatives réduites en termes de santé, depuis le début de la pandémie, l’Union européenne s’est mobilisée sur trois autres champs où elle bénéficie de compétences plus élargies pour réagir face à la pandémie.
Le premier concerne le budget pluriannuel de l'Union européenne, pour lequel les Etats membres doivent normalement geler des fonds en prévision de leur participation dans les années à venir, selon une logique de préfinancement. La Commission européenne a dispensé les Etats membres de cette obligation, pour leur permettre de débloquer le plus rapidement possible 7,5 milliards d'euros en soutien aux hôpitaux et aux entreprises en difficulté. Cette première mesure, annoncée par Ursula von der Leyen le 10 mars a été validée par le Parlement et le Conseil le 17 mars. Elle entre dans le cadre d'un "fonds d'investissement en réponse au coronavirus", dont le montant total doit atteindre, à terme, 25 milliards d'euros.
Enfin, le 13 mars, l'Union européenne a également débloqué des fonds normalement dédiés à sa politique de cohésion : 37 milliards sont depuis alloués à la lutte contre le coronavirus.
Toutes ces mesures répondent à la même logique : l'Union européenne cherche à mobiliser ses différents programmes et fonds, et compte profiter de la flexibilité budgétaire dont elle dispose grâce à son organisation pluriannuelle pour aider financièrement les Etats membres. A l'issue de la réunion des ministres des Finances du mardi 17 mars, elle a enfin annoncé qu'elle ferait preuve d'une tolérance maximale quant aux critères de convergence économiques, qui contraignent habituellement les décisions budgétaires des Etats membres.
Après des semaines de discussions, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont présenté, lors d’une conférence de presse commune lundi 18 mai dans l’après-midi, l’accord auquel ils sont parvenus sur un plan de relance européen. Celui-ci prévoit que la Commission s’endette à hauteur de 500 milliards d’euros et transfère cet argent aux Etats, régions et secteurs qui ont été le plus abîmés par la pandémie due au coronavirus. Les 27 pays de l'Union devront statuer sur cette proposition dans les prochaines semaines.
La Banque centrale européenne a quant à elle annoncé mercredi 18 mars qu'elle allait mettre en place un plan de relance de l'économie en rachetant les dettes des Etats membres et des entreprises à hauteur de 750 milliards d'euros. Le but de l’opération: rassurer les banques et les inciter à soutenir l'investissement avec des emprunts aux taux les plus bas possibles pour les ménages et les entreprises. Pour l'instant, le mécanisme européen de stabilité (MES) mis en place après la crise de 2008 n'a pas encore été mobilisé.
Les exemples Coréens et de certains pays d’Asie du Sud-est ont montré que les outils numériques et d’Intelligence artificielle peuvent occuper une place importante dans la lutte contre la propagation du COVID 19. Différentes technologies peuvent être mises en place pour prédire l'évolution de la pandémie de Covid-19, ou pour suivre les personnes ayant été en contact avec le virus.
L’analyse de la densité de la population dans le temps peut permettre d’établir le lien entre les mesures de confinement et la propagation du virus, avec comme objectif clair d’anticiper les pics de contamination. La vitesse de propagation de l’épidémie étant directement liée au respect du confinement, la Commission veut donner aux chercheurs européens du Centre commun de recherche, récipiendaires des données, les moyens d’aider les autorités locales à dimensionner correctement l’offre de soins en vérifiant, grâce aux données mobiles, si les consignes de confinement sont appliquées.
C’est pourquoi, la Commission européenne a, en effet, demandé aux opérateurs téléphoniques de plusieurs pays de fournir des données agrégées sur leurs abonnés mobiles pour mieux comprendre et anticiper l’évolution de la pandémie.
Les plus grands opérateurs de téléphonie mobile ont accepté de donner l'accès aux données de géolocalisation de dizaines de millions d'Européens. Les déplacements des personnes qui ont été testées positives au COVID 19 vont pouvoir être suivies.
La Commission européenne a quant à elle assuré que les données collectées seront détruites une fois que la crise sanitaire terminée, et c'est l'Europe, et non les opérateurs, qui se montre garant du respect du règlement général sur la protection des données RGPD . Autrement dit, les opérateurs de téléphonie mobile, un par pays, ne seront pas sanctionnés pour un éventuel non-respect des données personnelles.
Les pistes d'amélioration de la politique Sanitaire européenne
Le COVID 19 met en évidence le fait que l’Union européenne ne s’est pas dotée d’instruments suffisamment puissants pour faire face à une urgence typiquement transnationale comme la propagation d’une maladie infectieuse qui, par définition, ne connaît pas de frontière. Ces risques revêtent aujourd’hui un caractère exceptionnel et inédit par leur intensité mais ils seront amenés à se multiplier dans les prochaines années. Des signes avant-coureurs avait pourtant été révélés par la multiplication des nouveaux virus ces derniers années (SRAS, MERS, H1N1 etc.)
Premièrement, l’Union européenne doit protéger sa population contre les grandes menaces globales pour la santé tel que le COVID 19 et les autres potentielles pandémies, en termes de surveillance, d’alerte et de lutte contre les menaces transfrontalières.
L’Union européenne doit donc perfectionner ses outils de coordination existants et créer des nouveaux mécanismes (fonds de réserve médical stratégiques, corona bonds) qui permettront d’éviter la dispersion et parfois même les tensions entre ses différents États Membres.
Deuxièmement, l’Union européenne peut contribuer à améliorer la santé de l’ensemble de ses citoyens en favorisant des échanges d’informations et l'émergence d’une gouvernance commune de la santé entre les différents acteurs de santé au plan national ou régional, en partenariat avec la société civile. L’Europe souffre de plus en plus de maladies liées au mode de vie, à l'alimentation et à l’environnement. À côté des maladies d’origine génétique, la santé des citoyens est souvent déterminée par leurs choix de vie. Tous les Etats européens sont confrontés aux phénomènes du vieillissement avec leurs conséquences sur les systèmes de santé.
Cette crise est l’occasion de relancer la construction européenne et de faire face à la récession qui nous attend par l'élaboration d’une Union européenne de la santé.
L’Union européenne doit revoir sa stratégie de lutte contre les risques sanitaires graves
Mesure 1: l'amélioration du dispositif de coordination
La décision n° 1082/2013/UE relative aux menaces transfrontières graves sur la santé constituait une avancée importante vers une meilleure prise en charge de ces menaces dans l’UE. Cependant, des faiblesses significatives au niveau des États membres et de la Commission affectent l’application de la décision et du cadre de l’UE en la matière. Dès 2016, un rapport d’évaluation[1] relevait déja que “la nature et l’ampleur des menaces futures ne sont pas connues et peuvent évoluer, mais il faut aller plus loin pour pallier ces faiblesses et permettre à l’Union de tirer pleinement parti des mécanismes qu’elle a établis.
Ce mécanisme doit être amélioré et cela passe par:
le renforcement juridique du « comité européen de sécurité sanitaire » auquel est confié un rôle d'appui et de coordination pour les États membres et la Commission. Il doit pouvoir avoir un pouvoir de sanction notamment lorsqu’un EM bloque les ressources sanitaires destinées à un autre EM comme ce fut le cas de la République Tchèque vis-à-vis de l’Italie.
l'amélioration de la communication entre les États membres. Lorsque survient une crise sanitaire, le comité européen de sécurité sanitaire fonctionnerait sur le modèle du “Conseil Scientifique” (France) ce dernier propose des mesures avec des gradations selon l’impact de l’épidémie sur les EM et ces derniers se prononcent sur les propositions émises par le Comité européen de sécurité sanitaire.
L'extension de mesures d'évaluation des risques et de coordination actuellement en vigueur pour les maladies transmissibles à toutes les menaces pour la santé, qu'elle soient d'origine biologique, chimique ou environnementale. Le Comité européen de sécurité Sanitaire pourrait mettre en place des “Stress test” à l’image de ce qui a été institué pour la surveillance des systèmes bancaires et d’assurances après 2008. Un “stress test” virus pandémique permettrait de connaître, la capacité de réponse de l’offre soins au niveau national mais aussi régional (certains systèmes de santé sont très décentralisés comme en Italie et en Espagne). Les populations doivent connaître à l’avance la capacité d'accueil en termes de lits et d’équipements lorsque survient un tel risque. Les Etats membres qui “échouraient” au stress test seraient ainsi poussés à adapter leur système de soins.
La possibilité pour la Commission de définir des mesures transfrontalières d'urgence en cas de situation d'urgence particulière (mortalité ou hospitalisations à grande échelle). Lors de cette crise, les mesures nationales se sont avérées insuffisantes pour empêcher la propagation de la menace, la Commission européenne devrait pouvoir décider des mesures transfrontalières d’urgence pour réduire la mobilité ou mettre en oeuvre des transferts de patients d’un EM à un autre EM.
Pour que la sortie de crise s’opère sur des bases saines, il faudra que les Etats membres de l’UE s’entendent sur le diagnostic et les faits. Il faudrait que le comité européen de sécurité sanitaire crée une commission d’experts indépendants, vis-à-vis des Etats membre comme des institutions internationales (OMS), pour effectuer un retour sur expérience. De même, cette Commission d’experts indépendants doit se voir confier une mission de réflexion sur la prévention et la réaction rapide à ce genre de crise sanitaire, mais aussi sur l’organisation de la recherche au sein de l’Union européenne, la responsabilité de l’industrie pharmaceutique et les modalités de la relocalisation de sa production.
Il convient aussi permettre au Comité européen de sécurité sanitaire de coordonner les Etats Membres entre eux sur la fin d’une quarantaine généralisée, en adoptant des mesures plus ciblées de confinement.
Le comité européen de sécurité sanitaire devra également diriger des travaux sur le risque des maladies infectieuses émergentes et son lien avec l’action de l’homme, à l’instar du travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Mesure 2: la constitution d’une réserve stratégique de matériel médical
La crise du COVID 19 a révélé que les pays de l’Union européenne ignoraient pour l’essentiel que leurs stocks étaient peu fournis. Presque tous les pays ont été pris de cours. En outre, les interdictions d’exportations au sein de l’Union européenne ont empêché de mettre en oeuvre la solidarité de l’Union européenne en matière de protection civile.
La Commission européenne doit donc aller plus loin en créant une réserve stratégique en matériel médical pour pouvoir aider les États en fonction de leurs besoins. Cette réserve stratégique permettra de contourner les interdictions d’exportations décrétées par certains EM en cas de crise sanitaire.
La réserve stratégique de l’Union européenne comprendra des fournitures de laboratoire, des vaccins et des médicaments, du matériel de protection personnelle comme par exemple des masques réutilisables. Elle devra également comprendre des équipements spécifiques pour les unités de soins intensifs comme par exemple des respirateurs.
Mesure 3: la relocalisation d’une industrie de la santé 100% européenne
Depuis l’apparition du COVID 19, la crainte de pénuries de médicaments resurgit dans les pays de l’Union européenne. Cette peur est légitime, la Chine étant l’un des principaux fabricants de principes actifs, c’est-à-dire de molécules qui confèrent au médicament ses propriétés thérapeutiques ou préventives. Elles ont beau être utilisées en très faible proportion, elles n’en sont pas moins indispensables. Or, depuis vingt ans, la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont fait le choix de délocaliser leur production dans des pays à bas coût de main-d’œuvre et soumis à des exigences réglementaires et environnementales moindres Aujourd’hui, 80 % des fabricants de principes actifs se situent hors de l’Union européenne, contre 20 % il y a trente ans. Environ 60 % de la production s’effectue en Chine et en Inde.
Il est souhaitable que l’Union européennes élève des barrières douanières pour freiner l’incitation à dilater les chaînes de valeur mondiales dans le domaine pharmaceutique. Il faut établir des barrières protectionnistes pour rendre plus coûteuses les délocalisations et l’approvisionnement à l’étranger. A court terme, les groupes pharmaceutiques européens ont tout intérêt à relocaliser car ils dépendent de peu de fournisseurs. Ils vont le faire par eux-mêmes, il y aura un surcoût pour les dépenses de santé, mais les groupes économiseront sur les problématiques d’approvisionnement. L’Union européenne pourra éventuellement subventionner le différentiel de coût.
Mesure 4: la mise en œuvre d’une politique de solidarité financière au moment de la survenue des crises sanitaires ou environnementales
L’épidémie de Covid-19 accentue les tensions entre pays européens, car tous les pays ne sont pas égaux face aux conséquences économiques de la crise sanitaire. Les plus lourdement touchés réclament la mise en place d’un dispositif de solidarité financière. Un espace économique commun et intégré ne peut faire fi de la solidarité financière en cas de crise budgétaire d’un ou plusieurs de ces Etats membres.
Les Etats membres devraient s'accorder sur l’émission de « corona-bonds » pour financer la solidarité sanitaire et financière européenne. Ceci implique une mutualisation des dettes européennes. La “dette corona” pourrait être contractée par une institution européenne, comme la Banque Européenne d’Investissement (BEI), et garantie par le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), un dispositif créé pour aider les États faisant face à une situation difficile. Cette dette pourrait par exemple servir à financer les systèmes de santé des pays les plus exposés et dont la situation financière est la plus compliquée, comme l’Italie ou l’Espagne.
L’autre avantage d'un tel instrument financier est de mutualiser la dette et d'empêcher la spéculation sur les Etats en difficulté, dont les taux d'intérêts des obligations sont beaucoup plus élevés.
Les divergences sur ce sujet au Conseil européen démontrent que l’épidémie n’apparaît pas encore comme un catalyseur suffisant pour que les Européens en arrivent à ce niveau de convergence. Si l’UE a su laisser faire ses membres, elle ne parvient pas encore à les unir politiquement pour coordonner une réponse économique à la crise.
La construction d'une Union européenne de la santé
Aujourd’hui, face au vieillissement de la population, à l’augmentation des maladies chroniques, à l’ampleur des épidémies et aux inégalités de santé croissantes en Europe, la santé est plus que jamais un enjeu crucial pour l’avenir des politiques européennes.
Nous pouvons espérer que cette crise débouche sur la mise en place rapide d’une Union européenne de la santé. Cette Union européenne de la santé constituerait la première pierre de l’Europe sociale souvent évoquée pour dépasser les mécanismes existants et permettre de coordonner la réponse au niveau européen, en orientant ainsi les ressources nécessaires, qu’elles soient matérielles (masques, respirateurs, médicaments, etc.) ou financières, là où elles sont le plus nécessaires, dans un esprit de solidarité.
À l’heure actuelle, par exemple, le Fonds européen de solidarité, qui traite des catastrophes naturelles, n’inclut pas les crises de santé publique dans son champ d’application. C’est une raison de plus pour aborder la réforme essentielle des traités dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.
Cette Union européenne de la santé serait une occasion de renouer avec “la Communauté européenne de défense contre la souffrance et la maladie” qui avait été porté sans succès par le ministre français de la santé, Paul Ribeyre en 1950.
Viser le « mieux-être » pour tous impose de sortir des logiques marchandes actuelles et de concevoir la santé de manière plus équitable, en favorisant les acteurs de l’économie sociale et en expérimentant de nouvelles solutions face à l’augmentation croissante des inégalités de santé, dans la perspective d’une santé intelligente, durable, inclusive et solidaire.
J'identifie ici, quatre enjeux importants en matière de santé que l’Union européenne (UE) et ses Etats membres devront à l’avenir résolument prendre en compte et à propos desquels ils devront toujours plus collaborer pour co-construire des réponses innovantes. Ces enjeux devront être accompagnés des mêmes “exigences économiques et budgétaires” en vigueur pour le pacte de stabilité pour ne pas rester sur le registre de la déclaration de principe comme cela a été souvent le cas auparavant.
Axe 1: Une politique européenne de santé durable
La santé durable est un concept récent qui associe le concept de santé à celui de développement durable et de justice sociale et économique. Au-delà des caractéristiques physiques et physiologiques de chaque individu, la santé est intrinsèquement liée à des facteurs sociaux, économiques, environnementaux. Elle nécessite un environnement social et écologique viable. La santé durable, c’est d’abord agir efficacement sur les déterminants de santé afin de réduire les inégalités de santé en général, telles que les inégalités d’accès aux soins ou les inégalités de genre face à la santé.
Les systèmes de protection sociale, fruits d’histoires et de cultures très différentes, sont encore aujourd’hui, et cela est rappelé dans les traités, une prérogative des Etats membres. L’Union européenne pourrait approfondir la méthode ouverte de coordination (MOC) ou transposer dans le domaine de la santé durable la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques (PDM) afin d'accroître la surveillance de L’Union européenne sur les systèmes nationaux de santé. Des indicateurs de résultats mais aussi de moyens sont à mettre en place (rôle de l’assureur public, politique de prévention, mise en place de comités interministériels de santé et d’environnement etc.). Les Etats qui seraient trop éloignés de ces préconisations pourraient faire l’objet de sanction.
Axe 2: La lutte contre les inégalités de santé
L’allongement de l’espérance de vie témoigne de nombreux progrès opérés dans le domaine de la santé publique ces dernières années. Cependant, il est indéniable que ces avancées demeurent ternies par de fortes disparités sociales et spatiales.
Les inégalités de santé sont également présentes en matière d’accès aux soins. On peut distinguer trois obstacles principaux à l’accès aux soins: les disparités d’accessibilité géographique, le manque de moyens financiers et l’illisibilité du système de santé.
L’Union européenne peut devenir un catalyseur pour réduire les inégalités de santé en créant un fond européen de lutte contre les inégalités de santé. Ce fonds viendrait en aide aux pays (Sud de l’Italie, Andalousie) qui souhaitent améliorer la santé des plus démunis et réduire les inégalités en matière de santé entre les régions - par exemple, au niveau de l’accès aux établissements de soins primaires, de l’accès à l’eau et à l’assainissement, ou encore au niveau de la rénovation des logements.
Axe 3: Un investissement massif pour développer les nouvelles technologies européennes au service de la santé
La télémédecine est la fourniture à distance de services de soins de santé par l’intermédiaire des technologies d’information et de communication dans des situations où le professionnel de la santé et le patient (ou deux professionnels de la santé) ne se trouvent pas physiquement au même endroit. Elle nécessite la transmission en toute sécurité de données et d’informations médicales par le texte, le son, l’image ou d’autres moyens rendus nécessaires pour assurer la prévention et le diagnostic ainsi que le traitement et le suivi des patients.
Dès les prémices de la télémédecine (2008-2012), la Commission européenne s’était emparée du sujet en finançant les premiers programmes cadres. Malheureusement ce financement s’est ralenti par la suite, lors de la mise en place des premiers programmes pilotes. La raison principale résidait dans les nombreuses failles de ce système lors de l’application concrète, telles que des raisons techniques (performance des réseaux et des dispositifs médicaux) ou plus simplement l’acceptation de cette pratique par les professionnels de la santé.
Certains spécialistes ont compris depuis longtemps le potentiel d’effets positifs que les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent avoir sur la vie des patients. La crise du COVID 19 a accéléré les téléconsultations et nous disposons de nombreuses preuves du fait que rapprocher les TIC et la santé peut améliorer, voire sauver des vies. Il est temps de transformer les résultats de la recherche en bénéfices concrets à grande échelle. Nos citoyens l’attendent. La Commission européenne doit investir pour maintenir la force de cette industrie européenne en pleine croissance et soutenir les nouveaux métiers bien rémunérés de service à la personne qui en découlent.
Du fait du confinement, la médecine numérique opère une véritable mutation irréversible dans l’univers sanitaire. Cette révolution est déjà opérationnelle dans le domaine des interventions chirurgicales et des consultations à distances. Les acteurs sont désormais prêts à ce type de révolution numérique et technologique. Il faut par conséquent que l’Union européenne se donne les moyens d’accélérer cette appropriation technologique afin que cette mutation numérique ne génère ni fractures ni d’inégalités dans l’accès aux soins. Mieux elle doit pouvoir être un instrument de lutte contre les inégalités de santé.
Certes la priorité donnée à la vitesse d’accès à l’information par rapport à la vérification de celle-ci ou à sa confidentialité ont remis en cause jusqu’à la notion de vie privée. Ce phénomène prend encore davantage de gravité dans le domaine de la santé où le recueil de données les plus intimes peut se heurter à la confidentialité nécessaire de celles-ci et au désir de chacun de ne pas s’exposer. C’est pour cela que nous pouvons souhaiter que l'Union européenne apporte les solutions technologiques pour que soit conçue une gouvernance européenne des données personnelles. De même, nous pouvons espérer que la fiabilité des données et son transfert soient au cœur des projets de la Commission européenne pour une sécurité et une fiabilité totale. Il est impératif de travailler dès à présent sur la sécurité des systèmes nationaux et européens afin que l’individu puisse comprendre et garder le contrôle de ses données et de son environnement.
Un projet mobilisateur au chevet d'une Europe malade
L’Union européenne, dont les nouvelles institutions s’étaient affirmées comme animées d’une logique “géopolitique”, a surtout manifesté une approche juridique et une incapacité à promouvoir une coordination étroite face aux réflexes des Etats.
L’Union européenne se trouve devant un test existentiel. Comme le montre cette note, ses institutions ont su progressivement. agir pour répondre à cette crise sanitaire d'une ampleur sans précédent. Cependant, les actions des institutions européennes demeurent marquées par leurs « biais habituels (marché intérieur, frontières, approche juridique, interprétation limitative de leurs compétences) ».
Il faut rompre avec ce fonctionnement de l’UE. Ces institutions devront se doter d’une « approche moins comptable » dans la sortie de cette crise sanitaire qui deviendra une crise économique. La construction d’une Communauté européenne de santé nous apparaît comme un moyen de relancer la cohésion des peuples autour d’un projet européen social face aux conséquences économiques.
Le retour à l’ancienne doctrine économique constitue une menace et finirait de dissoudre l’Union européenne. Si cette crise sanitaire ne débouche sur aucune rupture dans le mode de fonctionnement économique et institutionnel actuel de l'Union européenne, la tendance des derniers mois à de fortes agitations sociales va s'accroître sous l’effet conjugué de la crise sanitaire et des difficultés économiques.
Le risque est en effet réel que les efforts actuels de stimulation de la croissance ne soient l’occasion pour “l’ancienne économie” de se remettre au centre du jeu, au détriment de celles − liées à la santé et à l'environnement. Ces économies sont bien plus innovantes et vertueuses. Le numérique est un domaine où la confrontation des modèles (américains, européens et chinois) sera sensible. Le confinement général dont un tiers de l’humanité fait l’objet aujourd'hui utilise massivement les techniques numériques: le télétravail, l’enseignement à distance, la télémédecine. Cette crise sanitaire apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un moment d’accélération de cette virtualisation du monde. Comme le point d’inflexion du passage du capitalisme industriel au capitalisme numérique[2].
L’Union européenne doit trouver sa propre voie et la construction d’une politique européenne de santé mobilisant le numérique pourrait être un puissant vecteur (données anonymisées ou pas, durée de la rétention des données, maintien du secret médical) de cette transition.
[1] Rapport spécial 2016: Menaces transfrontières graves pour la santé dans l’UE: des mesures importantes ont été prises mais il faut aller plus loin
[2]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/daniel-cohen-la-crise-du-coronavirus-signale-l-acceleration-d-un-nouveau-capitalisme-le-capitalisme-numerique_6035238_3232.html
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