Comprendre le non-recours : un enjeu pour les organismes de protection sociale
- Lorenzo Lanteri
- 12 sept. 2019
- 5 min de lecture
Mal connu, longtemps dénié par les décideurs et les organismes de protection sociale, le non-recours aux droits est resté longtemps un phénomène invisible. Sa récente prise en compte a permis de questionner la pertinence de nos dispositifs de protection sociale et de transformer les métiers du social.
Non-recours en matière de santé: de quoi parle-t-on ?
Le non recours est un phénomène qui renvoie à la situation de personne qui sont éligibles à des offres publiques et qui en tout état de cause n’en bénéficie pas. Par offres publiques, il faut entendre les prestations qu’elles soient en nature ou en espèce mais également les services. L’étude des phénomènes de non-recours a amené toute une génération de chercheurs à comprendre les raisons qui expliquent qu’une partie de la population ne se saisissent pas des aides existantes.
Cependant la prise en compte de ces phénomènes par les décideurs et les organismes de protection sociale n’est pas allée de soi. Avant-même d’étudier le pourquoi il fallait admettre son existence. Il y’a eu d’abord une forme de déni. Ceci tient à la spécificité française de croire que la mise en place d’un droit ou d’un service débouche systématiquement sur son utilisation. Notre système de couverture santé publique à l’ambition de s’adresser à toute la population. Pour parvenir à cet objectif les pouvoirs publics ont créés au fil de l’eau une série de dispositifs qui se sont superposés les uns aux autres pendant des années sans réduire substantiellement le non recours.
Pourquoi ? Parce qu’on ne s’est pas suffisamment interrogé sur le chemin à parcourir pour accéder à ces droits et services, ni sur les dispositifs eux-mêmes.
Finalement regarder ce qu’il se passe auprès des « non-recourants », nous dit quelque chose d’intéressant sur nos politiques publiques et sur les dysfonctionnements administratifs des organismes de protection sociale qui produisent ce phénomène.
Les organismes de protection sociale ont progressivement changé de vision sur cette question. Il y a d’abord eu une forme de déni du phénomène et une forme d’aveuglement des organismes de protection sociale qui ont préféré lutter contre la fraude.
Le non recours constituait en pratique un moyen de régulation budgétaire puisque les pouvoirs publics intégrés parfaitement l’idée que ces droits ne seraient pas entièrement consommés. Lutter contre le non-recours était initialement perçu comme une source potentielle de coût supplémentaire (augmentations des bénéficiaires) alors qu’en réalité c’est une source de gains potentiels pour les organismes de protection sociale.
Comment observer le non-recours?
Dans le domaine de la santé, on sait que le renoncement aux soins provoque mécaniquement une dégradation de l’état de santé qui impliquera une prise en charge potentiellement plus coûteuse pour l’Assurance maladie. Agir sur le non-recours en matière de santé relève ainsi d’une logique de prévention qui permettra de dépenser moins à plus long termes. Par ailleurs, les administrations ont également pris conscience que les allers-retours des dossiers de demande d’attribution et leur incomplétude présentait également un coût.
A cette forme d’aveuglement initial s’est ajoutée une autre forme de difficulté : l’invisibilité du phénomène dans la mesure où le non-recours était par essence non-quantifiable.
On ne pouvait recourir aux instruments statistiques classiques. C’est pour cela que l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) a mis en place ses propres instruments et protocoles pour mesurer le phénomène. Ils ont pu établir ainsi des fourchettes ; par exemple selon le territoire le taux de non-recours à la Couverture maladie universelle complémentaire (Cmu-c) variait entre 15% et 30% et pour l’Aide à la Complémentaire Santé (ACS) on se situait entre 60 et 70%.
Quand on se situe à des niveaux aussi hauts pour le cas de l’ACS, ce n’est plus l’effectivité du droit qu’il faut questionner mais sa pertinence. C’est ce qui explique l’abandon récent de ce dispositif dans la loi de finance de la sécurité sociale (LFSS 2019) pour le fusionner au sein de la Cmu-c.
Il est très difficile d’établir un portrait-robot ou de profiler « les non-recourants ». Le non-recours ne relève pas d’un phénomène monobloc. Il regroupe des situations très variables. Dans le cas de « la non réception », par exemple où les usagers connaissent les prestations et services auxquels ils sont éligibles et déposent une demande mais n’obtiennent pas, (ou n’obtiennent que partiellement) ce à quoi ils ont potentiellement droit : dans ce cas-là nous nous n’avons pas à faire à des populations extrêmement marginalisées.
Pour ce qui est de « la non connaissance », il s’agit de personnes qui ignorent tout bonnement la prestation ou le service auxquelles, elles ont droit. On a plutôt affaire à des publics isolés, et dans le cas du non-recours aux soins à des personnes en situation de fragilité par rapport à l’emploi.
Les personnes qui connaissent des environnements familiaux difficiles, les familles monoparentales par exemple sont particulièrement exposées avec les conséquences que l’on connait pour les jeunes enfants notamment en termes de santé bucco-dentaires.
L’isolement et la précarité relationnelle renforce également fortement les probabilités de non-recours. L’environnement social joue en effet, un rôle important. C’est souvent par un ami ou un membre de sa famille que les personnes apprennent l’existence d’une aide ou d'une prestation.
Enfin, en ce qui concerne la jeunesse, les périodes de décohabitation où les enfants partent de chez leur parent s’accompagnent souvent de situation de non-recours.
L'impact du non-recours sur la transformation des métiers
Heureusement depuis quelques années les choses ont changé et la prise de conscience des organismes de protection sociale a contribué à l’émergence de dispositifs expérimentaux sur ces questions.
Les organismes sociaux ont progressivement été sensibilisés à la question du non recours et cela les a aidés à regarder les dysfonctionnements et à agir autrement. Les organismes de protection sociale et l’assurance maladie en tête ont pris conscience qu’ils avaient à y gagner en termes d’efficience.
L’ODENORE a travaillé en étroite collaboration de la direction et du conseil de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) dans le département du Gard au déploiement de la Plateforme d'intervention départementale pour l'accès aux soins et à la santé (PFIDASS). L’idée était de mettre en place des dispositifs de détection du renoncement aux soins en impliquant les travailleurs du social et les professionnels de santé. Les situations repérées font l’objet d’une saisine de la PFIDASS, structure gérée par la CPAM qui en concertation avec les acteurs détecteurs propose des réponses adaptées aux besoins identifiés des « renonçants ».
L’autre objectif de la démarche consistait en ce que les personnes détectées soient amenées à se réapproprier les questions relatives à leur santé afin de les remettre dans des parcours de soins et de santé. Aujourd’hui le dispositif PFIDASS a vocation à être généralisé. A l’échelle nationale, l’Assurance maladie chapeaute toutes ces initiatives par le biais de son Plan Local d'Accompagnement du Non recours, des Incompréhensions, des Ruptures (PLANIR).
Les actions sur le non-recours ont même permise de modifier la manière de travailler des organismes de protection sociale.
Les transformations du travail entraîné par le dispositif PFIDASS ont été ressenties positivement par les agents de la CPAM. D’abord, ce dispositif a permis de recruter de nouveaux profils notamment des éducateurs spécialisés. La PFIDASS s’est également traduite par une montée en compétences des agents en interne avec des formations spécifiques au métier d’accompagnant. Ce métier était inconnu dans les CPAM, il a fallu le construire à part entière.
Les agents ont ainsi adopté une vision complémentaire entre l’accompagnement social global et le traditionnel accompagnement administratif à la réalisation de soins. Face à l’évolution des risques sociaux et sanitaires et à la diversification des parcours de vie, la notion d’accompagnement devient cruciale. Le rôle des caisses est amené à évoluer fortement afin de renforcer la lutte contre le non-recours à un moment où l’on assiste à la dématérialisation des démarches ;
Finalement, la question du non-recours est un moyen d’interroger en profondeur les prestations sociales qui sont mises en places et leurs capacités à se diriger vers les destinataires, et en particulier vers ceux qui manquent à l’appel.
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