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L’universalité est-elle une notion chewing-gum ?

  • Lanteri Lorenzo
  • 29 août 2018
  • 7 min de lecture


L’universalité est devenue le point cardinal de toute réforme de la protection sociale. Du Compte Personnel d’Activité (CPA) au concept de revenu universel, en passant par l’adoption de la protection universelle maladie (Puma) et les réformes à venir en matière de chômage et de retraite, l’universalité est fréquemment invoquée. Tantôt caution à la généralisation d’une allocation minimale de survie tantôt garante d’un haut niveau de protection sociale, cette notion aux contours à la fois flous, mouvants et extensibles est-elle une notion chewing-gum ?




L'universalité: le passé, le présent et l'avenir


Le concept d’universalité guide les réformes à venir en matière de protection sociale. L’idée est en effet de passer d’une sécurité sociale fondée sur des bases professionnelles à une protection sociale pensée sur des bases universelles. Le cœur du projet est de faire émerger un modèle social qui garantirait une continuité des droits dans les périodes devenues plus longues d’insertion professionnelle et de transition d’un emploi à un autre.


Son invocation n’est pas nécessairement synonyme de progrès. Il n’est pas rare, qu’elle légitime des politiques visant à abaisser le niveau de protection sociale à un simple filet de sécurité.


Le projet politique d’universalité tel qu’il est présenté aujourd’hui est de sortir progressivement de la conception initiale qui a prédominé au déploiement de notre sécurité sociale. Il s’agit désormais de mettre le cap sur un système d’assurance professionnelle où la protection sociale est directement rattachée au statut. Un pied de nez à la « sécu » rêvée par les pères fondateurs, Alexandre Parodi et Pierre Laroque. Pour eux, le régime général de sécurité sociale devait accueillir à terme, l’ensemble de la population active. L’absence d’uniformité et d’universalité du système français de protection sociale tient au fait que en dépit des ambitions initiales, la mise en œuvre du plan suscita de fortes résistances corporatistes de certaines catégories professionnelles (indépendants, salariés des industries électriques et gazières etc.). La conséquence en a été une dispersion des régimes et une modulation différenciée des protections en fonction des catégories sociales, ce n’était pas l’idée de départ du modèle théorique de 1945.


Il est donc exagéré de vouloir opposer l’obsolescence du modèle de 1945 au « paradigme universel » dont se revendique les réformes actuelles afin de promouvoir l’individualisation de notre protection sociale. Pendant 50 ans et encore aujourd’hui, la sécurité sociale a indiscutablement répondu aux missions assignées avec une extension continue de la protection des personnes couvertes contre les risques sociaux (universalité des prestations familiales, couverture maladie universelle…). Ce modèle est certes aujourd’hui fragilisé par la précarisation et la flexibilisation du marché du travail. Ce dernier s’est considérablement dégradé depuis, avec l’installation durable d’un chômage de masse qui touche officiellement environ 10% de la population active et par le développement croissant de multiples situations de travail en marge de l’emploi régulier.


Ce n’est pas l’idée de Sécurité Sociale et son empreinte solidariste qui est à remettre en cause. Ce qui est en jeu c’est l’évolution d’un modèle en voie de disparition : un travail chez le même employeur durant toute la vie active.

Qu’elles soient voulues ou subies les nouvelles trajectoires professionnelles sont davantage marquées par des périodes de ruptures, de transitions au caractère dynamique et incertain.


Ce phénomène d’inadéquation est accentué par la quatrième révolution industrielle. Le numérique et les nouvelles technologies de l’information sont en train d’effriter le lien salarial direct avec le développement des relations dites « triangulaires ». Des agences d’intérim, de portage salarial et des plateformes numériques s’immiscent dans la relation entre le travailleur et son donneur d’ordre.


Ces mutations ont fait émerger de nouveaux besoins qui sont insuffisamment - voire pas du tout - pris en compte par notre système resté ancré sur des risques du 20ème siècle.


L'universalité au service de l'individualité



Pour de nombreux travailleurs, il est devenu aujourd’hui nécessaire de réunir diverses compétences et expériences en changeant de postes et en assumant des périodes de transition. Alors qu’auparavant on possédait un métier pendant plusieurs générations, puis un métier par génération durant les Trente Glorieuses, on a aujourd’hui plusieurs métiers au cours de sa vie professionnelle : 20 % des actifs connaissent une transition professionnelle chaque année.


En réponse à ces mutations du marché du travail, l’idée d’attacher des droits à la personne et non à l’emploi, pour garantir une continuité des droits sociaux indépendamment du statut s’est imposé. Les dispositifs récemment institués se réclament d’une universalité à travers une forme de « propriété sociale personnelle ». On passe progressivement d’une universalité au service de la solidarité à une universalité au service de l’agir individuel.

Créé par l’article 38 de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, le CPA est un compte qui rassemble, pour chaque personne, «les droits sociaux personnels utiles pour sécuriser son parcours professionnel ».


Le CPA peut constituer un outil ambitieux de sécurisation des parcours professionnels. Sa logique : des droits rattachés aux personnes et non au contrat de travail ainsi qu’une portabilité des droits[1].


Il est adapté à l‘époque dans la mesure où il charrie une conception large de l’activité : en plus d’être ouvert à des travailleurs autres que salariés, en emploi et en recherche d’emploi, il comprend également le Compte d’Engagement Citoyen (CEC) aux activités bénévoles et de volontariat.


Cependant ne nous y trompons-pas, la logique de comptes sociaux propres au CPA pourrait nous ramener à l’âge de la protection qui prévalait à la fin du XIXème siècle. Avec un CPA strictement axé sur une vision patrimoniale des droits acquis au cours des expériences professionnelles, le risque est de renforcer la contributivité des droits.


Chaque individu sera doté d’actifs divers (droits à la formation, droits retraite) qu’il aura accumulés et épargnés et il sera le seul responsable de l’usage qu’il en fait et des bénéfices qu’il en tire. Cette gestion individuelle des comptes, laissée au libre choix des individus, renforcera les segmentations du marché du travail et les inégalités entre actifs.


Pourquoi ? Car les individus les mieux formés, les mieux informés seront les plus à même de mobiliser leur compte tandis que les plus fragiles risquent de passer à côté des opportunités offertes. Cette forme de protection par capitalisation circonscrit les personnes au rang de simples agents économiques en capacité de se mouvoir dans un marché fluidifié. Elle est également un moyen d’accompagner le recul de la prise en charge publique.


Les ambiguïtés du revenu universel


Un autre courant de pensée met l’universalité de la protection sociale au service de la réalisation de soi. On retrouve, ici, tous les débats autour du revenu universel. L’idée générale est d’accorder un revenu de base à chaque membre de la société sans contrepartie, ni conditions de ressources et de durée.


Cette conception de l’universalité dans le domaine de la protection sociale est fortement inspirée de l’éthique du Care. Née dans les années 1980 aux États-Unis après la publication de l’ouvrage « Une voix différente » de Carol Gilligan, l’éthique du care promeut un comportement inspiré par la morale du soin. Dans cette perspective, l'éthique du care concerne chacun dans la mesure où quiconque est un « aidant, un accompagnant » en puissance. Chacun sera concerné dans la mesure où la production et les services sont entrés dans l’ère de l’économie collaborative.


Alors que les activités d’aides, de soins ou de liens sociales sont peu valorisées dans nos sociétés, l’éthique du care pense l’être humain comme un être relationnel, qui est à la fois un accompagnant et un accompagné, un aidant et un aidé. Les interactions suscitées par le développement des services à la personne et de l’économie collaborative doivent constituer le cadre de pensée approprié pour analyser et encourager la réforme de la protection sociale française.


Ce n’est plus le contrat de travail et les droits accumulés par un individu, mais bien son humanité, qui définirait les conditions de sa participation à la société et à sa Sécurité sociale, en étant à la fois « donneur» et « receveur » de ces liens d’accompagnement.


La perspective d’un revenu universel semble être mobilisatrice mais elle n’est pas dénuée d’ambigüités. Au-delà des critiques relatives à sa faisabilité ou son postulat philosophique ­ celui qui consiste à acter la fin de l’emploi - le revenu universel charrie deux projets opposés de société. Pour les libéraux, il s’agirait ni plus, ni moins que de détricoter l’ensemble de la protection sociale pour la réduire à une allocation minimale de survie. Pour les « maximalistes sociaux », le revenu universel devrait être suffisamment haut pour défaire l’homme de la société productiviste et du travail.



Deux visions complémentaires



Si la logique individuelle d’universalité et le revenu universel ne semblent pas donner satisfaction. La réponse se situe peut-être à la lisière de ces deux conceptions.


Articuler la logique du CPA avec celle du Care permettrait de lancer une universalisation ambitieuse de la Sécurité sociale. Jusqu’à récemment réservée à ceux qui possèdent un emploi, l’affiliation sociale serait désormais ouverte à tous : la résidence en France remplacerait le travail ou la nationalité comme condition de participation à la Sécurité sociale. Cette universalité du CPA, permettrait à chacun de donner et de recevoir de l’accompagnement à travers la Sécurité sociale.


En plus d’encourager à développer d’autres activités à « valeur sociale ajoutée », cet idéal, permettrait aux personnes de se diriger vers des emplois enrichissants mais peu rémunérateurs ou, inversement à décliner des taches éprouvantes mais lucratives.


Afin de rendre ce principe plus tangible, le CPA devra également évoluer vers un compte d’investissement, de dotations et de réception de droits inconditionnels pour tout résident alimenté par une dotation universelle. En outre et dans une logique redistributive, on peut imaginer que des droits supérieurs notamment dans le domaine de la formation soient accordés pour les bas revenus ou les parents isolés.


Ce projet social ambitieux pourrait ainsi être mené à partir du CPA dans le cadre de l’éthique du care pour refonder le pacte Universel de 1945. Cette restauration du projet de 1945 serait une troisième voie entre le système bismarckien, fondé sur les régimes professionnels, et une couverture beveridgienne, caractérisée par son unité, son universalité et son uniformité où les prestations s’apparentent parfois à des filets de sécurité. Cette voie est celle qui est à même de mieux répondre à l’effritement du modèle productiviste actuel face à la disruption écologique ou numérique.


[1] La portabilité des droits désigne le maintien, au profit des anciens salariés demandeurs d’emploi, pendant une certaine durée, des garanties santé et/ou prévoyance mises en place par l’employeur et dont ils bénéficiaient durant leur présence dans l'entreprise.

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