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Pourquoi la loi Travail échoue-telle à repenser le monde post-fordiste ?

  • Lorenzo Lanteri
  • 5 avr. 2016
  • 6 min de lecture

La situation actuelle que traverse la France allie une persistance du chômage doublé d’une montée de la précarité et des inégalités. Cette situation a mis en abîme la contradiction apparente entre le besoin de compétitivité requérant toujours plus de flexibilité et le maintien d’une forme de cohésion sociale avec un socle minimum de sécurité économique et sociale des individus.


La loi travail et les réactions qu’elles suscitent illustrent bien cette difficulté à formuler et unifier des conceptions assez différentes de l’individu, des marchés, de la compétitivité et des nécessaires régulations collectives.

3 conceptions du marché du travail

Aujourd’hui, 3 conceptions bien différentes s’affrontent sur ces questions :



La première qui est celle du libéralisme au sens classique, repose sur la suppression des règles qui encadrent le marché du travail et le retrait de l’Etat social. C’est grosso-modo, la politique de soumission aux contraintes du marché suivie par les différents gouvernements depuis une quinzaine d’années, plus par calculs pragmatiques que par idéologie.


La seconde, fondée sur les préceptes keynésiens avec un emprunt à l’héritage marxiste avance l’idée d’un retour au « modèle fordiste » en renforçant la réglementation sur le marché du travail. C’est aujourd’hui, la position défendue par certaines centrales syndicales et une partie de la gauche


La troisième perspective, celle qui s’oppose à la conception libérale sans pour autant souhaiter un retour en arrière ni idéaliser rétrospectivement le « modèle fordiste » (qui n’était pas particulièrement synonyme d’émancipation pour les travailleurs) n’a pas trouvé d’offre politique. Cette troisième option reste encore cantonnée au monde intellectuel et universitaire : c’est celle de sociologues comme Anthony Giddens ou de juristes tels qu’Alain Supiot. Penser le monde « post fordiste », c’est tenter de concilier deux termes qui s’opposent la flexibilité avec la sécurité. C’est remettre au centre du jeu social, la personne dans une perspective alliant droits et devoirs. Cette troisième voie se distingue des deux autres dans la mesure où elle s’inscrit ans une problématique plus dynamique qui prend e n compte l’évolution du travail et se centre sur les trajectoires et non plus sur des situations souvent cristallisées par des statuts.




L’ébranlement du modèle fordiste


Revenons maintenant sur l’impossible retour au modèle fordiste. Celui-ci s’appuyait sur ce qu’il est convenu d’appeler « les marchés internes » des grandes entreprises. Ces marchés internes reposaient sur un ensemble de règles qui structuraient l’ensemble du cycle de vie professionnelle du salarié : la carrière, la promotion et la progressions des rémunérations. Le compromis pouvait se résumer ainsi « la sécurité en échange de la disponibilité aux exigences de l’entreprise ». Les plus hauts degrés de protections étaient rattachés au statut de l’emploi salarié et à sa permanence tout au long de la trajectoire professionnelle dont la quintessence se concrétisait sous la forme du Contrat à durée indéterminée (CDI).

Ce cadre des « marchés internes » a volé en éclat avec l’avènement d’une forme de « re-marchandisation du travail [1]». La relation traditionnelle de travail fondé sur les qualifications et la subordination dans le modèle fordiste tend à disparaitre au profit de la relation de service qui met en interaction un besoin avec un prestataire. A la prescription de tâche du modèle fordiste succède les compétences et les exigences d’autonomie et d’initiative. Le salarié au sein même de son entreprise devient presque un « indépendant ». En 1999, Alain Supiot le formulait déjà ainsi, « les termes fondateurs du statut salarial – subordination contre sécurité – sont bouleversés » [2]: les entreprises d’aujourd’hui exigent toujours plus d’autonomie tout en offrant moins de sécurité. Cette forme de relation de travail trouve son modèle le plus aboutit dans ce que certains ont appelés l’« uberisation » de l’économie. Au-delà de son récent versant technologique ce paradigme était déjà à l’œuvre depuis la fin des années 90.


Cette reconfiguration des relations de travail a dans son sillage engendré ce qu’il est convenu d’appeler une « balkanisation[3] » de la relation salariale. Fournir une solution adaptée à une demande particulière exige le recours à toujours plus de sous-traitance, d’emplois temporaires, à temps très partiel et à une mobilité accrue de la main d’œuvre. Le marché du travail est aujourd’hui caractérisé par une précarisation grandissante de la relation d’emploi et une segmentation croissante. Face à cela, le projet de loi Travail ne fait qu’acter cette situation avec un risque d’intensification du processus de fragilisation déjà à l’œuvre sans pour autant se donner l’ambition de repenser l’articulation du marché du travail avec les systèmes de protection sociale.


Face à une dynamique de compétitivité jugée inéluctable et partiellement souhaitée consciemment ou non, le projet de loi Travail s’inscrit dans une logique libérale en assurant le libre fonctionnement du marché du travail tout en instaurant des filets de sécurité très limités.


Dans le même temps, il serait illusoire de souhaiter un retour au fordisme en tentant de « re-réguler » les formes atypiques d’emplois. Revenir au « statut » risquerait de brider les nouvelles opportunités économiques de la révolution technologique qui est en cours.





Quelle refondation du contrat social pour l’après-fordisme ?



La troisième voie qui pourrait être proposée serait celle d’une articulation entre l’inéluctable flexibilité du système productif et la nécessaire sécurisation des parcours individuels.


Pour de nombreux salariés, il est devenu aujourd’hui nécessaire de réunir diverses compétences, expériences en changeant de postes et en acceptant des périodes de transition entre deux postes. Nous devons par conséquent réfléchir à un système de protection sociale qui puisse permettre de rendre effective positivement ces périodes de transition afin que la mobilité de l’emploi ne deviennent pas l’apanage des mieux lotis professionnellement de notre société. Il faut au contraire nous inscrire dans une perspective globale et universelle qui défende la montée en gamme et l’amélioration de la qualité des emplois pour tous.



Sortir d’une approche focalisée sur les statuts implique d’attacher des droits aux individus, et non au contrat de travail. Cette approche dynamique doit permettre de garantir une portabilité des droits effective et d’assurer des droits pendant la transition. Ces droits à la transition ont été définis par l’économiste Günther Schmid sur les marchés transitionnels du travail. Ils reposent sur:

• Droit à un capital de démarrage,

• Droit à l’orientation et à la réorientation;

• Droit à l’alternance et à la circulation entre statuts et activités ;

• Droit à validation des acquis ;

• Droit à l’entretien et à l’accumulation de compétences

François Ewald écrivait « L’Etat providence de demain, c’est la formation[4] » pour souligner qu’il fallait imbriquer les prestations de maintien de revenu (allocation chômage, RSA etc.) à des mesures actives de formation et d’aide au retour à l’emploi. La loi travail a été présentée à un moment où le gouvernement entendait rendre dégressive l’assurance chômage ce qui démontre sa grande approximation sur les enjeux de « Flexisécurité » qu’il entend pourtant porter.


Parent pauvre du système français de protection sociale, la formation doit être au cœur du nouveau contrat social. Le fait de ne pouvoir accéder à la formation professionnelle constitue le nouveau risque social du XXI éme siècle. L’accompagnement des transitions personnelles et professionnelles doit donc intégrer dans la nouvelle génération des droits sociaux afin de constituer un socle de promotion et d’activation. Le couple formation et activation permettront d'accroître l’autonomie et les opportunités des individus.


Dans ce nouveau contrat social, la qualité de l’emploi doit être centrale afin de les rendre attractifs. Les transitions, quant à elles, doivent être anticipées et aménagées afin de favoriser l’autonomie de l’individu et son insertion dans des réseaux.



Une logique préventive plutôt que correctrice de la Protection sociale



Les réseaux et les nouvelles technologies bouleversent les conceptions traditionnelles des inégalités. Aujourd’hui, seuls les cadres d’entreprise sont armés pour faire face aux nouvelles technologies, ils en sont les utilisateurs et en monopolisent le bénéfice. L’économiste Sasskia Sassen remarquait que les services et « applis » étaient conçus en priorité pour les cadres : trouver par exemple une baby-sitter ou une assistance juridique, etc. En revanche, il n’en existe pas pour les employés à bas salaire et les travailleurs pauvres. Créer un réseau informel de collaboration entre travailleurs pauvres permettra de sortir les salariés fragilisés de l’isolement social.


Redéployer notre modèle de protection sociale à destination des trajectoires individuelles n’est pas synonyme d’abandon des grandes solidarités collectives. L’avènement de cette troisième voie nécessite dans un premier temps de lutter contre la pauvreté et ses déterminants économiques et sociaux. La redistribution par exemple doit établir les conditions d’une vraie égalité des chances. Tel qu’il est pensé actuellement par les « politiques » l’objectif de réduction des inégalités est un peu court. Il n’intègre pas les travaux des chercheurs de Bourdieu à Amartya Sen qui s’intéressent à la justice sociale. Il est impératif de distinguer les inégalités des chances et celles des résultats, et de se donner pour objectif la réduction de ces deux types d’inégalités.


Ce principe d’efficacité dans la réduction des inégalités implique un investissement social en amont afin d’équiper les gens et de leur donner la volonté et la possibilité de s’insérer sur le marché du travail. La protection sociale doit s’inscrire dans une logique préventive et non plus seulement curative ou réparatrice.


Ces réflexions sur les pistes de réforme du marché du travail et les systèmes de protection sociale ne lèvent pas le problème de sa faisabilité politique.


Le rythme du quinquennat, le jeu de l’opposition et des majorités propres aux institutions de la Vème république et la présence d’acteurs sociaux à l’assise historique importante obligent les gouvernements successifs à des calculs plus prosaïques. Néanmoins le coût du statu quo dans un contexte où le travail de sape des bases économiques et territoriales de l’Etat social, entamé depuis vingt ans par les marchés financiers, parait aujourd’hui suffisamment élevé pour inviter les décideurs publics à s'engager dans cette direction.


[1] « Des marchés internes aux marchés transitionnels » J.Gautié

[2] Alain Supiot « Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe.»

[3] Roger Boyer

[4] F. Ewald « société assurantielle et solidarité »

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